XIII
La fille du
clergyman
(The Clergyman’s Daughter)
(The Red House)
Tuppence qui tournait en rond autour du bureau, déclara d’un ton maussade.
— Je voudrais que nous soyons appelés à venir en aide à la fille d’un pasteur.
— Pourquoi ?
— Vous l’avez peut-être oublié, Tommy, mais je suis moi-même fille de pasteur. Je me souviens de ce que cela a signifié pour moi. D’où ce besoin d’altruisme… cet esprit de charité envers mon prochain… ce…
— Je vois que vous vous préparez à jouer le rôle de « Roger Sheringham[9] ». Si vous me permettez une légère critique, vous parlez autant que lui, mais pas si bien.
— Erreur ! Mes propos sont dotés d’une certaine subtilité féminine, un je ne sais quoi qu’aucun mâle ne saurait égaler. Je possède, de plus, des qualités inconnues de mes prototypes… est-ce bien prototype, que je voulais dire ? Les mots sont des choses tellement incertaines. Trop souvent, ils paraissent appropriés à la situation tout en signifiant le contraire de ce que l’on veut exprimer.
— Continuez ? encouragea Tommy en dissimulant un sourire.
— Rassurez-vous, c’est ce que je fais. Je ne m’arrêterai un instant que pour reprendre haleine. Pour en revenir à mes pouvoirs personnels, je désire tant aujourd’hui venir en aide à la fille d’un pasteur que vous verrez, Tommy : la première personne qui viendra implorer l’aide des « Célèbres Détectives de Blunt » sera la fille d’un pasteur.
— Je vous parie que non !
— D’accord ! Attention, laissez-moi bondir à ma machine à écrire, voici un client !
Le bureau de Mr Blunt ressemblait à une ruche au travail lorsqu’Albert en ouvrit la porte pour annoncer :
— Miss Monica Deane.
Une grande jeune fille aux cheveux châtains, vêtue très modestement, s’encadra sur le seuil et s’immobilisa.
Tommy se porta à son secours.
— Entrez, Miss Deane. Asseyez-vous et confiez-nous ce que nous pouvons pour vous. Permettez-moi de vous présenter ma secrétaire particulière, Miss Sheringham.
— Ravie de faire votre connaissance, Miss Deane, roucoula Tuppence, votre père appartenait au clergé, n’est-ce pas ?
— En effet. Mais… comment le savez-vous ?
— Oh ! nous avons nos méthodes. Ne vous étonnez pas si je parle beaucoup, Mr Blunt aime m’entendre. Il dit que cela lui donne des idées.
La jeune fille la regarda, ahurie. Elle n’était pas belle, mais jolie avec un petit air désenchanté. Ses yeux bleus foncés étaient très beaux mais les cernes qui les creusaient disaient les soucis et l’anxiété.
— Racontez-moi vos ennuis, Miss Deane, conseilla Tommy.
La jeune fille se tourna vers lui et commença :
— C’est une telle histoire décousue… Mon père était « recteur[10] » de Little Hampsley, dans le Suffolk. Il mourut voici trois ans nous laissant, ma mère et moi, très dépourvues. Je pris un poste d’institutrice, mais ma mère devint infirme et je dus abandonner mon travail pour la soigner. Nous étions désespérément pauvres, mais un jour nous reçûmes la lettre d’un notaire nous annonçant qu’une tante de mon père venait de mourir en me laissant son héritage. J’avais souvent entendu parler de cette tante, qui s’était querellée avec mon père bien des années plus tôt. La sachant très riche, ma mère et moi pensâmes que nos soucis allaient prendre fin, mais les choses ne se présentèrent pas ainsi que nous l’avions espéré. J’héritais bien de la maison dans laquelle ma tante avait vécu, mais une fois les droits de succession payés, il ne resta pas d’argent. J’imagine que ma tante avait dû perdre sa fortune pendant la guerre ou qu’elle avait vécu de son capital durant sa vieillesse. Néanmoins, nous avions la maison, et bientôt nous eûmes l’occasion de la vendre à un prix assez avantageux. Mais c’est peut-être idiot de ma part, je refusai l’offre. Nous occupions alors un logement minable mais coûteux et je pensais que si nous habitions à Red House, ma mère s’installerait dans des pièces confortables et nous pourrions prendre des pensionnaires pour couvrir nos frais.
« Nous adoptâmes ce plan en dépit d’une offre plus importante d’un gentleman désirant la maison. Nous nous sommes installées et je fis paraître des annonces dans les journaux pour attirer des pensionnaires. Les premiers temps tout alla bien et nous reçûmes plusieurs lettres de personnes désirant venir vivre à la campagne quelques jours. La vieille servante de ma tante resta avec nous et nous nous partageâmes le travail. Puis, des événements inexplicables se produisirent.
— Quels événements ?
— La maison parut ensorcelée. Les tableaux se mirent à tomber, la vaisselle à voler à travers les pièces en se brisant et un matin, nous nous aperçûmes que les meubles avaient changé de place. Nous avons d’abord cru que quelqu’un nous jouait un mauvais tour, mais bientôt il nous fallut abandonner cette hypothèse. Parfois, alors que nous étions tous réunis pour le souper, un terrible fracas éclatait au-dessus de nous et, nous rendant vivement à l’étage, nous trouvions un objet brisé sur le sol.
— Un esprit frappeur ! s’exclama Tuppence très intéressée.
— C’est ce que pense le docteur O’Neill. En tout cas le résultat fut désastreux. Nos pensionnaires nous quittèrent en toute hâte et ceux qui les remplacèrent agirent de même. J’étais désespérée. Pour couronner le tout, notre petite rente nous fut coupée. La compagnie qui nous la servait, disparut brusquement.
— Ma pauvre amie, psalmodia Tuppence, vous avez eu bien des malheurs ! Vous voulez que Mr Blunt procède à une enquête sur cette histoire de « fantôme » ?
— Attendez ! ce n’est pas tout. Il y a trois jours, nous avons reçu la visite du docteur O’Neill. Il nous dit qu’il faisait partie de la Société des Recherches Psychiques et qu’il s’intéressait vivement aux curieuses manifestations dont notre maison était l’objet, et cela à tel point qu’il désirait acheter la maison pour y procéder à certaines expériences.
— Eh bien ?
— Au premier abord, sa proposition me remplit de joie car c’était là le seul espoir d’arriver au terme de nos préoccupations, mais…
— Mais… ?
— Peut-être allez-vous me juger capricieuse et il est bien possible que vous ayez raison, mais… il s’agissait du même homme !
— Quel homme ?
— Celui qui voulait acheter notre maison au préalable. J’en suis certaine !
— Et pourquoi cela vous ennuie-t-il ?
— Vous ne comprenez pas ? Les deux hommes étaient très différents physiquement. Le premier assez jeune, soigné, brun, ne comptant pas plus d’une trentaine d’années. Le Docteur O’Neill, lui, semble avoir cinquante ans, porte une barbe grise, des lunettes et marche courbé. Toutefois, lorsqu’il s’est mis à parler, j’ai remarqué qu’il avait une dent en or d’un côté de la bouche. L’autre homme a une dent en or exactement au même endroit. De plus, ses oreilles de forme assez particulière, n’ont presque pas de lobe et sont exactement semblables à celles du Docteur O’Neill. Ces deux détails ne peuvent quand même pas être une simple coïncidence ! J’ai réfléchi et finalement j’ai écrit au Docteur O’Neill pour lui annoncer que je lui donnerai une réponse définitive dans une semaine. J’avais remarqué l’annonce de Mr Blunt, il y a quelque temps dans un journal qui tapissait un tiroir de la cuisine… et… je suis venue vous trouver.
— Vous avez eu raison, l’approuva Tuppence avec chaleur. Cette affaire a besoin d’être étudiée de près.
— Une affaire très intéressante, Miss Deane, renchérit Tommy. Nous serons heureux de nous en occuper, n’est-ce pas, Miss Sheringham ?
— Certainement et nous irons jusqu’au bout !
— Je crois comprendre que seules, votre mère, vous et une servante, occupez la maison, Miss Deane ? Pouvez-vous nous donner quelques détails sur la domestique ?
— Elle s’appelle Crockett et était au service de ma tante depuis huit ou dix ans. Elle n’est plus très jeune et de caractère acariâtre, mais c’est une bonne servante. Elle se donne des airs parce que sa sœur a épousé un homme au-dessus de sa condition. Crockett a un neveu qui, nous dit-elle, est un « parfait gentleman ».
Tommy poussa un grognement indistinct. Il ne savait pas comment diriger la suite de l’entretien. Mais, Tuppence qui avait observé la jeune fille avec intérêt, déclara :
— Je crois que le mieux serait que Miss Deane vienne déjeuner avec moi. Il est presque une heure et, à table, je pourrai noter tous les détails supplémentaires dont nous aurons besoin.
— Excellente idée, Miss Sheringham, approuva Tommy.
Alors que les deux femmes étaient attablées dans un restaurant du voisinage, Tuppence se pencha vers sa compagne.
— Je désire que vous m’avouiez franchement si vous avez une raison particulière de vouloir découvrir la vérité sur cette histoire ?
Monica rougit.
— Eh bien, je…
— Racontez-moi tout !
— Eh bien !… deux hommes désirent m’épouser.
— L’histoire habituelle, je suppose ? L’un est riche, l’autre pauvre et le pauvre est celui que vous préférez ?
— Je ne comprends pas comment vous pouvez deviner tout cela ?
— Oh ! vous savez, votre cas n’a rien d’exceptionnel. Cela arrive à tout le monde et je me suis moi-même trouvée dans cette situation.
— Si nous vendons la maison, nous n’aurons même pas de quoi vivre. Gerald est adorable, mais il est extrêmement pauvre, bien qu’il soit un ingénieur plein de talent. Si seulement il possédait un petit capital, sa firme le prendrait comme associé. L’autre, Mr Partridge est un excellent homme et fortuné, ce qui signifie que si je l’épousais, ce serait la fin de nos soucis. Mais… mais…
— D’accord… Vous pouvez vous évertuer à répéter combien il est bon et riche, énumérer ses qualités… le résultat sera toujours le même, c’est l’autre que vous voulez.
Monica hocha la tête sans répondre.
— Il va falloir que nous nous rendions sur place pour étudier l’affaire. Quelle est votre adresse ?
— Red House, Stourton-in-the-Marsh.
Alors que Tuppence prenait note, la jeune fille chuchota en rougissant :
— Je ne vous ai pas demandé… au sujet des conditions… ?
— Nous ne nous faisons payer qu’après les résultats. Si le secret éclairci de Red House est, comme je commence à le croire, d’après la ténacité du mystérieux gentleman, dont vous nous avez parlé, bénéfique, nous vous demanderons un petit pourcentage, sinon… rien !
— Merci.
— Maintenant, oubliez tous ces soucis. Vous verrez, tout ira bien, et mangeons en parlant de choses plus intéressantes.
Les Beresford s’étaient installés à l’auberge de Thunly, « La Couronne et l’Ancre ». Tommy qui regardait par la fenêtre de leur chambre remarqua d’un ton lugubre :
— Nous voici donc à Fouillis-les-Oies, quel que soit le nom de ce patelin.
Tuppence essaya de lui remonter le moral en proposant :
— Revoyons l’affaire, voulez-vous ?
— Avec plaisir. Permettez-moi de vous donner mon opinion en premier. Je suspecte la mère infirme !
— Pourquoi ?
— Ma chère Tuppence, mettez-vous bien dans la tête que cette histoire d’esprit frappeur est un coup monté destiné à persuader la jeune fille de vendre la propriété. Monica Deane nous a dit que tout le monde se trouvait réuni pour le dîner lorsque les objets se fracassaient au sol, à l’étage. Mais si la mère est une infirme, elle devait se trouver elle-même à l’étage dans sa chambre ?
— Du fait de son infirmité, elle aurait difficilement pu, me semble-t-il, changer les meubles de place ?
— Mais il est possible qu’elle ne soit pas du tout infirme ! Elle pourrait très bien simuler l’impotence.
— Dans quel but ?
— Évidemment… Je parlais seulement de ce principe bien connu, que le coupable est presque toujours la personne la moins suspecte.
— Vous tournez tout en plaisanterie ! Il doit y avoir une raison qui pousse ces étrangers à vouloir acquérir cette maison. Et si cela ne vous intéresse pas de découvrir leur mobile, cela m’intéresse, moi ! J’aime bien Monica. C’est une fille très sympathique.
— Je suis de votre avis, mais je ne puis résister au plaisir de vous faire enrager, Tuppence. Évidemment, il y a quelque chose de caché dans cette maison et quoi que ce soit, ce ne doit pas être facile à trouver, sinon un banal cambriolage ferait l’affaire. Du moment que l’on veut acheter cette demeure en usant de tous les moyens, cela signifie qu’il nous faudra soulever les lattes des planchers, et, au besoin, abattre les murs, à moins qu’il n’y ait une mine de charbon dans le jardin.
— Je préférerais un trésor. Ce serait tellement plus romantique !
— Dans ce cas, je serais bien inspiré de rendre visite au directeur de la banque locale. Je lui expliquerai que je suis venu passer Noël dans son village, que j’ai l’intention d’acheter « La Maison Rouge » et j’étudierai avec lui la possibilité d’ouvrir un compte à sa banque.
— Mais, pourquoi… ?
— Attendez et vous verrez.
Une heure plus tard, Tommy était de retour, les yeux brillants.
— Nous progressons, Tuppence ! Mon entretien avec le directeur s’est déroulé comme prévu et je lui ai demandé, sans en avoir l’air, si on lui apportait beaucoup d’or, comme cela arrive fréquemment dans ces petits villages, par exemple les fermiers qui en auraient caché durant la guerre. De là, nous en sommes venus à parler des caprices des vieilles dames et je me suis inventé une tante qui, lorsque la guerre éclata, se serait rendue en fiacre au magasin « Army and Navy » pour en ressortir avec seize jambons. Cela lui a rappelé une de ses clientes qui avait insisté pour retirer tous ses sous de la banque, en or autant que possible, et qui avait aussi récupéré ses titres, bons au porteur et autres valeurs car, avait-elle dit, elle préférait les garder chez elle. Je m’exclamai devant une telle imprudence et il m’avoua qu’il s’agissait en fait de l’ancienne propriétaire de la « Maison Rouge ». Vous comprenez, Tuppence ? Elle a récupéré toute sa fortune et l’a cachée quelque part. Vous vous rappelez, sans doute, l’allusion de Monica au peu de biens que sa tante avait laissé. Maintenant, je suis persuadé que la vieille dame a tout dissimulé chez elle et que quelqu’un est au courant. J’irai même jusqu’à affirmer que je sais de qui il s’agit.
— Qui ?
— Mais, la dévouée Crockett, naturellement ! Elle devait connaître toutes les excentricités de sa maîtresse.
— Et ce docteur O’Neill, à la dent en or ?…
— … est le neveu « gentleman accompli ». Sans aucun doute ! Mais où se trouve le magot ? Vous qui en savez plus que moi sur les vieilles dames, Tuppence, avez-vous une idée de l’endroit où elles ont l’habitude de cacher leurs trésors.
— Enveloppés dans des bas et sous-vêtements, sous leur matelas.
— Vous avez probablement raison, mais je ne pense pas que c’est ce qu’a fait la tante de Monica, sinon on l’aurait déjà trouvé. D’autre part, une dame âgée ne peut soulever elle-même les lattes du plancher ou pratiquer un trou dans un mur ou dans le jardin. Pourtant, le magot est quelque part dans la propriété ! Crockett n’a pas encore mis la main dessus mais elle sait qu’il n’est pas loin et le jour où son neveu et elle seront propriétaires des lieux, ils pourront tout retourner à leur guise. Il nous faut les devancer. Venez… Rendons-nous tout de suite à la « Maison Rouge. »
Monica Deane les reçut. Pour sa mère et Crockett, les Beresford étaient des acheteurs éventuels de la propriété, ce qui expliquerait leur inspection des lieux. Tommy ne mit pas la jeune fille au courant des conclusions auxquelles il avait abouti, mais il lui posa plusieurs questions précises et apprit ainsi qu’une partie des vêtements et effets personnels de la défunte avaient été donnés à Crockett, le reste distribué à des familles pauvres des environs.
— Votre tante a-t-elle laissé des papiers ?
— Le secrétaire en était plein, ainsi qu’un tiroir de sa chambre, mais il n’y avait rien d’important.
— Ont-ils été jetés ?
— Non. Ma mère se refuse toujours à jeter de vieux papiers. De plus, elle y a déniché plusieurs recettes qu’elle se propose d’étudier un de ces jours.
Tommy montra un vieil homme qui travaillait dans un parterre de fleurs.
— Ce jardinier travaillait-il ici du temps de votre tante ?
— Oui. Il venait trois jours par semaine. Il habite au village. Le pauvre vieux ne peut plus faire grand-chose, à présent. Nous le prenons un jour par semaine pour entretenir le jardin. Nous n’aurions pas les moyens de l’employer plus souvent.
Tommy adressa un clin d’œil à Tuppence, signifiant qu’elle devait garder Monica près d’elle pendant qu’il se rendrait auprès du vieil homme avec lequel il échangea des banalités sur le jardinage, puis Tommy s’enquit :
— Vous avez bien enterré une boîte pour votre maîtresse, un jour ?
— Non. J’ai jamais rien enterré pour elle. Pourquoi donc aurait-elle désiré mettre une boîte en terre ?
Tommy hocha la tête et regagna la maison les sourcils froncés. Si les papiers de la vieille dame n’apportaient aucun éclaircissement, l’affaire risquait d’être très difficile à résoudre. La maison était ancienne, pas assez cependant pour abriter un passage secret.
Au moment où les Beresford allaient se retirer, Monica leur apporta une grande boîte en carton ficelée et chuchota.
— Voici tous les papiers que j’ai trouvés. Si vous voulez les emporter avec vous, vous aurez tout le temps pour les consulter à votre aise… Mais je suis sûre que vous ne trouverez rien qui puisse vous éclairer sur les mystérieux incidents qui ont eu lieu dans cette maison.
Au même moment, un violent fracas éclata au-dessus de leurs têtes. Tommy courut à l’étage et trouva dans une des pièces, un broc et une bassine brisée au sol. Il ne vit personne.
— Le fantôme recommence ses petites plaisanteries, murmura-t-il en grimaçant un sourire.
Il regagna le rez-de-chaussée, rêveur.
— Pensez-vous, Miss Deane, que je puisse parler à votre servante, quelques instants ?
— Certainement ; je vais l’appeler.
Monica se rendit à la cuisine et revint accompagnée de Crockett. Tommy lui annonça d’un ton aimable :
— Nous pensons à acheter cette maison et ma femme se demandait si au cas où l’affaire se concluait, vous accepteriez de travailler à notre service ?
Le visage respectable de Crockett n’exprima aucune émotion.
— Merci, Monsieur. Si vous le permettez, j’aimerais réfléchir à la proposition.
Tommy se tourna vers Monica.
— La maison me plaît beaucoup, Miss Deane. Je crois comprendre que vous avez un autre acheteur en vue. Quelle que soit la somme offerte, je surenchérirai de cent livres.
Monica murmura quelques mots polis qui n’encourageaient, ni ne décourageaient, et les Beresford prirent congé.
— J’ai vu juste, annonça Tommy alors qu’avec Tuppence, ils avançaient sur le chemin. Crockett est dans le coup. Avez-vous remarqué son essoufflement ? Elle a redescendu l’escalier de service en courant, après avoir joué l’esprit frappeur à l’étage. Je suis presque persuadé qu’elle a introduit secrètement son neveu dans la maison pour qu’il la remplace dans son rôle pendant qu’elle restait sagement auprès de la famille, vous verrez que le docteur O’Neill fera une nouvelle offre avant la fin de la journée.
Effectivement, alors que les Beresford venaient de se restaurer à l’auberge, on leur apporta un mot de la part de Miss Deane qui disait : « Je viens d’avoir des nouvelles du Docteur O’Neill. Il augmente son offre précédente de cent cinquante livres. »
— Le neveu doit avoir des ressources, constata Tommy. Et je vais vous dire quelque chose, ma chère. Le butin qu’il espère ne vaut sûrement pas toutes ses dépenses.
— Si seulement nous pouvions mettre la main dessus !
— Pour cela, il nous faut d’abord procéder aux recherches préliminaires.
Ils trièrent les papiers remis par Monica. Besogne fastidieuse que le couple interrompait, de temps à autre, pour comparer ses notes.
— Quoi de neuf, Tuppence ?
— Deux vieilles factures, trois lettres sans importance, une recette sur la façon de conserver des pommes de terre nouvelles et une autre sur un gâteau au fromage et au citron.
— De mon côté, j’ai une facture, un poème sur le printemps, deux coupures de journaux « Pourquoi les femmes achètent des perles… un placement sûr » et « L’homme qui a eu quatre épouses… une histoire extraordinaire » et aussi une recette de lièvre en gelée.
— C’est à désespérer.
Bientôt la boîte fut vide et les deux investigateurs se regardèrent perplexes.
Tommy prit un morceau de papier posé devant lui.
— J’ai mis ceci de côté, bien qu’il ne doive y avoir aucun rapport avec ce que nous cherchons.
— Faites voir. Oh ! c’est un de ces trucs marrants une charade ou un anagramme…
Elle lu :
« My first you put on glowing coal
« And into it you put my whole ;
« My second really is the first ;
« My third mislikes the winter blast.[11]
Tommy ronchonna :
— Le poète ne s’est pas donné beaucoup de mal.
— Je ne vois pas ce qui vous intéresse là-dedans ? Il y a cinquante ans, tout le monde collectionnait ce genre de charades, on les conservait pour les soirées d’hiver au coin du feu.
— Je ne faisais pas allusions aux vers mais à ce qui est écrit au crayon, en-dessous.
— Saint Luke, XI, 9, lu Tuppence. C’est une référence à la Bible.
— J’entends bien, mais cela ne vous frappe pas qu’une vieille dame soit allée l’inscrire au bas d’une charade ?
— Oui… en effet.
— J’imagine qu’en bonne fille de pasteur, vous portez toujours une Bible dans vos bagages ?
— Il se trouve, effectivement, que j’en ai une. Ah ! Vous ne vous y attendiez pas, hein ? Une seconde !
Tuppence courut à sa valise, dont elle tira un petit volume rouge. Elle en tourna fébrilement les pages.
— Nous y voici. Luke, chapitre XI, verset 9. Tommy, regardez !
Il se pencha et parcourut un passage des yeux. « Cherche et tu trouveras. »
— Nous avons trouvé ! s’exclama Tuppence. Résolvons le cryptogramme et le trésor est à nous… ou plutôt à Monica.
— Eh bien, travaillons sur le cryptogramme, comme vous l’appelez. « My first you put on glowing coal. » Je me demande bien ce que cela signifie ? Voyons ensuite : « My second really is the first. » C’est un pur charabia !
— Mais non, je suis sûre que c’est très simple, il faut seulement réfléchir un moment. Donnez-moi ce papier.
Tommy le lui abandonna volontiers et Tuppence, enfoncée dans un fauteuil, commença à marmonner, les sourcils froncés.
Au bout d’une demi-heure, Tommy remarqua d’un ton détaché :
— Alors, c’est si simple que cela ?
Vexée, Tuppence répliqua :
— Nous n’appartenons pas à la bonne génération, c’est tout. Je suis bien tranquille, si j’apportais ce papier à une vieille femme du village, elle le déchiffrerait en un rien de temps. C’est un truc, rien de plus.
— Essayons, encore une fois.
— On ne peut pas poser beaucoup de choses sur du charbon embrasé. Il y a l’eau pour l’éteindre, le bois pour le ranimer ou la bouilloire.
— J’imagine qu’il nous faut trouver un mot à une syllabe ? Bois ne ferait pas l’affaire, par hasard ?
— Non, car on ne peut rien mettre dedans.
— Il doit bien y avoir des objets d’une syllabe que l’on pose sur le feu.
— Saucepan[12], Frying pan[13]. Que pensez-vous de poil ou pan ! Ce sont des ustensiles de cuisine.
— Poterie, Peut-être ? On la fait bien cuire dans le feu.
— Le reste ne collerait pas. Oh zut !
Ils furent interrompus par la servante qui venait leur annoncer que le dîner serait prêt dans une demi-heure.
— Seulement, Mrs Lumley voudrait savoir si vous préférez vos pommes de terre sautées ou cuites à l’eau. Elle a des deux.
— Cuites à l’eau, répondit vivement Tuppence. J’adore les pommes de terre…
Elle s’interrompit et Tommy la regarda, étonné.
— Qu’y a-t-il, Tuppence, vous avez vu un fantôme ?
— Tommy ! Ne comprenez-vous pas ? C’est cela ! Je veux dire… le mot est « potatoes[14] » « My first, you put on glowing coal » c’est pot. « And into it you put my whole », « My second really is the first » c’est A. La première lettre de l’alphabet. « My third mislikes the winter blast » c’est toes[15], naturellement !
— Vous avez raison, Tuppence, vous êtes très maligne. Mais, j’ai bien peur que nous ayons perdu beaucoup de temps pour rien. « Potatoes » ne va pas du tout avec magot. Attendez, cependant… Qu’avez-vous lu lorsque nous fouillions dans la boîte ? Quelque chose au sujet des pommes de terre nouvelles, je crois. Je me demande si cela nous éclairerait.
Il fourragea parmi les vieux papiers et tira une feuille jaunie.
— Voici : « POUR CONSERVER DES POMMES DE TERRE NOUVELLES, mettez-les dans une boîte en fer et enterrez-les dans le jardin. Même en hiver, elles auront conservé leur saveur comme si vous veniez de les déterrer. »
— Nous tenons la clé de l’énigme ! cria Tuppence. Le trésor est dans le jardin, enterré dans une boîte en fer !
— Pourtant, j’ai demandé au jardinier et il m’a dit qu’il n’avait jamais rien enterré.
— Je sais, mais les gens ne répondent jamais à ce que vous leur demandez exactement. Ils répondent à ce qu’ils pensent être susceptibles de leur demander. Il savait qu’il n’avait jamais rien mis de spécial sous terre. Mais, demain, nous irons lui demander où il avait l’habitude d’enterrer les pommes de terre.
Le lendemain était la veille de Noël. À force d’interroger les passants, Tommy et Tuppence finirent par trouver le cottage où habitait le vieux jardinier et après quelques minutes de conversation, Tuppence aborda le sujet qui lui tenait à cœur.
— Je souhaiterais que nous puissions trouver des pommes de terre nouvelles à cette époque de l’année. Elles accompagneraient si bien la dinde ! Est-ce que par ici, les gens ont la coutume de les conserver dans leur jardin, dans des boîtes en fer ? J’ai entendu dire que c’est un moyen de les garder fraîches.
— C’est exact, répondit le vieil homme. Miss Deane, l’ancienne propriétaire de la « Maison Rouge », m’en faisait toujours enterrer trois boîtes chaque été et bien souvent, elle oubliait de les ressortir.
— Près du parterre contre la maison ?
— Non, contre le mur d’enclos non loin du sapin.
Munis du renseignement qui les intéressait, les Beresford prirent bientôt congé du vieil homme lui laissant cinq shillings comme étrennes.
— Maintenant au tour de Monica.
— Oh ! Tommy ! Vous n’avez aucune notion du dramatique. Laissez-moi faire, j’ai un plan magnifique. Croyez-vous que nous puissions emprunter ou voler une bêche quelque part ?
Tant bien que mal, la bêche fut trouvée et tard, ce soir-là, un passant attardé aurait été surpris d’apercevoir deux silhouettes se glisser dans les jardins du domaine de la « Maison Rouge ».
L’emplacement indiqué par le jardinier fut découvert sans mal et Tommy se mit tout de suite au travail. Sa bêche heurta bientôt un objet métallique qui, tiré de terre, avait la forme d’une grande boîte de biscuits. Elle était scellée de sparadrap mais grâce au canif de Tommy, Tuppence l’ouvrit sans mal. La jeune femme poussa un grognement déçu en constatant qu’elle ne contenait que des pommes de terre.
— Continuer à creuser, Tommy.
Il lui fallut plus de temps pour découvrir la seconde boîte qui, comme la première était pleine de pommes de terre.
— La troisième est toujours la bonne, annonça Tuppence en guise de consolation.
— J’ai cependant bien peur que toute cette histoire soit une sorte de fable.
La troisième boîte fut finalement mise à jour et les mains fébriles de Tuppence soulevèrent le couvercle.
— Encore des… Oh ! Tommy… Il n’y a des pommes de terre que sur le dessus. Regardez !
Elle tira un grand sac de velours, comme on les faisait autrefois.
— Rentrez vite à l’hôtel, car il fait un froid de canard, observa Tommy. Il faut que je comble les trous. Emportez le sac, mais ne vous avisez pas de l’ouvrir avant mon retour sinon…
Tuppence n’eut pas longtemps à attendre.
Tommy arriva essoufflé et sans prendre le temps de se changer, il s’écria :
— Enfin ! Les agents privés vont pouvoir prospérer. Montrez-nous le butin, Mrs Beresford !
Le sac contenait un paquet enveloppé de toile imperméable et une bourse en peau de chamois très épaisse. Ils inspectèrent cette dernière en premier et la trouvèrent pleine de souverains. Tommy les compta.
— Deux cents livres or. J’imagine que c’est tout ce que la banque a accepté de lui donner. Ouvrez le paquet, Tuppence.
La jeune femme en tira une énorme liasse de billets de banque que les jeunes gens comptèrent ensemble. Il y en avait pour vingt mille livres.
Tommy émit un long sifflement.
— Mazette ! N’est-ce pas une chance pour Monica que nous soyons tous deux riches et honnêtes ? Qu’y a-t-il dans ce papier de soie ?
Tuppence l’ouvrit et en tira un magnifique collier de perles.
— Je ne suis pas expert en bijoux, observa Tommy, mais je suis presque certain que ces perles valent au moins cinq mille livres, à en juger par leur grosseur. Je comprends à présent pourquoi la vieille dame gardait cette coupure de journal où il est question de perles comme bon placement. Elle a liquidé toutes ses valeurs pour les changer en argent et en perles.
— N’est-ce pas merveilleux ? Chère Monica… Elle va pouvoir épouser son Gerald et vivre heureuse, comme moi.
— Ce que vous venez de dire est très gentil, Tuppence. Ainsi donc, vous êtes heureuse ?
— Oui, Tommy, mais je ne voulais pas vous le dire. Cela m’a échappé. L’excitation… la soirée de Noël et…
— Si vous m’aimez vraiment, répondrez-vous à une question ?
— Je déteste ce genre d’attrape… mais enfin, d’accord !
— Comment avez-vous deviné que Monica était la fille d’un pasteur ?
— Oh… j’ai triché. J’ai ouvert sa lettre nous demandant un rendez-vous et me suis souvenue qu’un Mr Deane était le vicaire de mon père à une certaine époque et qu’il avait alors, une petite fille, de cinq ans ma cadette. J’ai donc tiré des conclusions.
— Vous êtes une créature sans vergogne ! Tiens ! Minuit ! Joyeux Noël, Tuppence.
— Joyeux Noël, Tommy. Monica aussi aura un joyeux Noël et cela grâce à NOUS. Je suis heureuse pour elle car la pauvre petite n’a pas eu la vie douce jusqu’à présent. J’ai comme un serrement de gorge en y pensant.
— Chère Tuppence.
— Tommy chéri… Ce que nous devenons sentimentaux !
Tommy leva un doigt sentencieux.
— Noël ne vient qu’une fois par an. C’est du moins ce qu’affirmaient nos grand-mères, et je dois admettre qu’il y a du vrai dans ce qu’elles disaient !